Cahier 1 : Paris.
"Le bonheur ! Vous ne savez pas comme je l’ai cherché,
je m’en souviens à peine moi-même ; dans les livres graves, dans les lits
douteux, dans la simplicité des choses..."
Journal de Georgette
Kokoczinski (dite Mimosa), morte sur le front d’Aragon à 28 ans, le 16 octobre
1936.
1919.
Ça a commencé en 1919, mon année de
naissance.
Fin d’un carnage dans l’attente des
suivants. Souvenirs difficiles à situer dans le temps et la durée.
Mémoire phonétique. Noms de places, de rues, …
Cette place Sainte-Marthe où j’habite.
Lorsqu’on me demande mon adresse, je précise : « là où habitent mes
parents ». Je pourrais me contenter de dire : « là où habite ma
mère ». Trop compliqué ! Je ne me vois pas expliquer que mes
géniteurs étaient sur le point de se mettre à la colle au moment où mon père a
été mobilisé. Échanges de lettres, photos, jusqu’à ce jour de la fin octobre
1918 où il a été gazé quelque part dans la campagne flamande, hospitalisé à la
frontière franco-belge, puis renvoyé chez lui.
À quelques heures près j’ai dû être
conçu durant la signature de l’armistice. Mes parents se promettaient
d’officialiser leur union avant ma naissance. Mon père sera admis à l’hôpital
militaire du Havre. Il y décédera le 13 avril 1919. Encore quelques jours et ma
mère avait le statut de veuve de guerre. Elle devra se contenter de celui de
fille-mère.
J’habite donc, chez ma mère, Place Sainte-Marthe.
Les rues du quartier montent toujours, et pas qu’un peu. À commencer par la rue
du même nom que la place. À peine plus large qu’un passage, elle vit au rythme
de ses fenêtres, sources de sons et d’odeurs. Chaque fois que j’en entame
l’ascension, d’une brièveté interminable pour mes jambes d’enfant, je suis
informé à la fois sur ce qui se prépare dans les cuisines et sur le programme
que diffuse la radio, la TSF. Les postes secteur sont apparus depuis peu et les
premiers acquéreurs veulent que toute la rue soit informée de leur accès à la
modernité. Nous-mêmes, malgré notre relative pauvreté, sommes équipés d’un « Ducretet »
dont la petite taille est compatible avec l’exiguïté de notre carrée. Ceci nous
permet d’écouter des chansons qui nous portent loin de notre quotidien…couché dans le foin avec le soleil pour
témoin. À quoi ressemble une botte de foin ? Je n’en ai aucune idée. Je
me rattraperai plus tard ! Quant au soleil qui peut s’infiltrer sur notre
place étroite…