Marinus
(Sombres temps 2)
Un cachot de la prison
de Leipzig, le 9 janvier 1934. Seul en scène, Marinus van der Lubbe,
incendiaire du Reichstag de Berlin dans la nuit du 27 au 28 février 1933.
Son procès s’est
ouvert le 21 septembre 1933, devant la Cour Suprème de Leipzig. Le 23 décembre,
il a été condamné à mort pour attentat incendiaire. Il sera guillotiné le 10
janvier 1934 à Leipzig.
Personnage
Marinus van der Lubbe, dit Rinus, chômeur hollandais de 24 ans né le 13 janvier 1909.
I
1.1.
Leipzig, 1934.
Le neuf janvier 1934.
J’ai vingt-quatre ans.
Vingt-cinq ans dans quelques jours.
Je devrais avoir 25 ans dans quelques jours.
À une seule condition. Il suffirait que je ne sois pas exécuté.
Que quelqu’un de sensé, et surtout quelqu’un d’influent, le
dise.
Leur dise à eux tous.
Ose leur dire, qu’on n’exécute pas un jeune homme de 24 ans qui
n’a jamais tué, ni même blessé grièvement qui que ce soit.
Qu’une simple peine de prison constituerait une sortie
honorable pour ceux qui se croient autorisés à me juger.
Qui osera prononcer ces mots ?
Personne.
Qui osera dire que ne suis pas né pour être guillotiné à 24
ans.
Personne.
Personne pour rappeler à quel point vingt-quatre ans, cela
passe vite.
Je n’ai pas vu le temps passer.
Il n’y a pas si longtemps j’étais encore un enfant. Plein de
fantaisie.
Je faisais rire mes trois petites nièces lorsque Annie, ma demi-sœur, m’en
confiait la garde.
Quelques années plus tard - il n’y a que dix ans - je
travaillais comme apprenti maçon tout en suivant les cours du soir.
De fait, j’étais à la charge d’Annie depuis le décès de ma
mère. Il fallait bien que je gagne ma vie pour l’aider.
Jusqu’à ces deux accidents qui ont mis fin à mon apprentissage.
Des imbéciles qui ont voulu me coiffer avec un seau. Un seau qui contenait un reste
de chaux vive. Et pour tout arranger cette chute de gravats qui m’a atteint à
l’œil droit. J’avais perdu une partie de ma vue. Je pouvais tirer un trait sur ma
carrière dans le bâtiment.
Depuis, j’ai fait tous les boulots pour lesquels les
patrons n’exigent pas une vision parfaite : garçon de café, coursier,… Jusqu’à
vendre des pommes de terre dans la rue.
Je ne me lamente pas. Je ne dois pas me lamenter, il me
reste… Il me restait tellement de plaisirs.
Nager d’abord. Comment de pas aimer nager lorsque l’on a vécu
à dix kilomètres de la mer ? À la bifurcation du vieux et du nouveau Rhin.
Je nage chaque fois que je peux. Je nageais… jusqu’au 27 février dernier.
J’aimais sentir le travail de mes muscles. Les soumettre à des efforts de plus
en plus importants. Nager plus vite, plus loin. Que mon corps se gorge de
force. On disait que j’étais bien foutu, athlétique,… Mes copains m’avaient
surnommé « Dempsey », du nom du boxeur américain champion du monde
poids lourds. À défaut d’être vraiment beau, bien foutu ce n’est pas si mal. Ce
n’était pas si mal.
Mon autre plaisir, ce sont les voyages. Le goût m’en est
venu lorsque j’avais dans les 18 ans. Aimer voyager, partir de chez soi, c’est banal
chez les Néerlandais. Peut-être le fait de vivre dans un pays monotone et minuscule.
Alors j’ai pris la route. Direction la Belgique, l’Allemagne, la Yougoslavie,… Toujours
la route,… Sans traîner. Sans jamais m’attarder. Si l’on s’arrête pour visiter
toutes les villes que l’on traverse, on lambine et on n’arrive jamais à
destination. Et puis je suis d’avis que ce qu’il y a de plus beau, de meilleur,
ne se trouve pas dans ces villes.
1.2.
Mes voyages !
Mes voyages, il faut que je les fasse défiler dans mon
cerveau. En boucle. Que je ne pense à rien d’autre.
Voir toutes ces routes que je sillonne. Même si souvent c’est
à pied. Mon sourire de soulagement lorsqu’une voiture ou un camion veut bien
s’arrêter et me prendre à son bord. Les rires échangés avec le chauffeur lorsque
lui et moi tentons de nous expliquer sur nos destinations. Sur nos projets de
voyages. Souvent en parlant chacun une langue différente. Ou en tentant de
communiquer au travers d’un langage que nous ne maîtrisons parfaitement ni l’un
ni l’autre. Et puis marcher à nouveau, une fois que nos chemins se séparent.
Pour se déplacer, le pire que je connaisse, c’est bien la Yougoslavie.
Là-bas il est superflu de compter sur les autos. D’abord il n’y en a
pratiquement pas. Et de toute façon, elles ne s’arrêtent jamais. Peut-être
leurs propriétaires craignent-ils que si leur voiture s’arrête, elle ne
redémarre plus.
Leurs voitures ! Ça me rappelle une blague que m’a racontée
un jour un camionneur. Un Allemand, pas
un Yougo ! D’après lui, il y avait un truc simple pour doubler la valeur
de leur voiture… Il suffisait de remplir le réservoir.
À propos de la Yougoslavie, il me suffit de fermer les
yeux pour revoir dans ses moindres détails une scène à laquelle j’ai assisté. Comme
un film qui tournerait dans ma tête. Mais en couleur.
C’est un comble de percevoir des images avec une telle acuité,
pour quelqu’un qui à quinze ans à eu les yeux brûlés par de la chaux vive.
Quelqu’un qui a été averti qu’il allait devenir aveugle. À condition qu’on lui
en laisse le temps.
Je suis assis sur le bord d’une route, sur le bas-côté. Je
me repose pour retrouver des forces et pouvoir reprendre ma marche. Le soleil
commence à baisser, mais la température est très douce. À quelques mètres, juste
devant moi, je vois un petit garçon. Il a… je dirais… huit ans. Pas plus. Un
homme, que je suppose être son père, s’approche de lui. Et, sans raison
apparente, le gamin reçoit une gifle qui me fait trembler par sa violence.
Une gifle à lui dévisser la tête ! Pour quel motif ? Je tends
l’oreille et je comprends la situation en écoutant les hurlements du père et en
observant ses gesticulations. La faute
commise est de ne pas avoir bien mené le cheval et les deux vaches qui tiraient
la charrue.
Fin de
l’extrait consultable. Le texte est édité et diffusé par les Éditions
L’Harmattan.
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